DE 1959 A 1963, KIND OF BLUE, LE DEBUT DU JAZZ MODERNE
1959, KIND OF BLUE
En mars et en avril 1959, Miles DAVIS rentre en studio pour enregistrer les morceaux de l’album Kind of Blue, un chef d’œuvre absolu, considéré comme un des monuments du jazz. Pour Quincy JONES, c’est l’album qui explique le jazz.
Il obtient 10 000 dollars sur son contrat pour les sessions d’enregistrement. Cette confortable avance correspond à un pourcentage des bénéfices réalisé sur l’album précédent, et Miles en fait régulièrement la demande pour tout enregistrement avec le label Columbia.
Le pianiste et compositeur Bill EVANS est le vrai co-leader de l’album, même s’il a quitté le groupe en novembre 1958, il est très actif sur Kind of Blue, et en particulier sur le moceau Blue in Green. il joue du piano sur tous les morceaux excepté sur Freddie the Freeloader. Son touché est aussi juste et sensible que le jeu de Miles DAVIS. Depuis février 1959, ce dernier embauche pour les concerts et les tournées le brillant pianiste Jamaïquain Winton KELLY, qui amène une touche Caribéenne et a beaucoup travaillé sous l’influence stylistique du pianiste Erroll GARNER.
Kind of BLUE appartient au monde du blues, mais il est aussi complètement lié au Jazz Moderne et Modal, il constitue une approche idéale pour découvrir Miles DAVIS. Le disque est limpide, intime et facile à écouter, la sensibilité et la musicalité sont extraordinaires, la qualité des solos est incroyable, et le son est parfait. C’est tout simplement le disque de jazz qui est en tête de toutes les ventes de l’histoire du jazz, le plus vendu de tous les temps, et il continue a très bien marcher aujourd’hui. En paraphrasant le biographe Ashley KAHN, l’album est aussi une bande son du New York des années 50.
De ses débuts, jusqu’à la fin de l’année 1967, lors des enregistrements en studio, Miles privilégie tout le temps la première prise intégrale, de manière à garder la spontanéité et la fraicheur du jeu des musiciens lors de cette prise. Pour chacun des morceaux, Miles donne aux musiciens un simple canevas, avec quelques notes des thèmes et quelques accords basiques. Il n’y a que deux répétitions, puis tous les morceaux sont réalisés en une seule prise
La structure des compositions de Kind of Blue repose sur une notion de grandeur d’espace, à l’intérieur même de l’écriture thématique. Les notes jouées peuvent résonner et être très éloignées les unes des autres.
L’harmonisation ouverte de certains thèmes est sous l’influence du pianiste Bill EVANS, invité à participer à l’album, et qui s’exprime le plus souvent dans des modes mineurs suggérés par Miles. La paternité de l’utilisation des accords sus4 avec une neuvième et une tierce mineure au dessus, et 1 4 7 9, avec deux quartes et une tierce mineure, est presque sans conteste à mettre au crédit du génial pianiste qu’est Bill EVANS.
Ce dernier fait écouter de la musique classique à Miles DAVIS qui continuera d’écouter et d'apprécier Igor STRAWINSKY, Serguei RACHMANINOV et les interprétations de Arturo MICHELANGELLI ou d’Isaac STERN tout au long de sa vie.
Miles DAVIS, John COLTRANE et surtout Cannonball ADDERLEY, amènent l’esprit du blues, voici ce que dit Miles DAVIS de son enfance et du blues :
« J’ai encore en tête la musique que j’entendais dans l’Arkansas, chez mon grand père,(…) Nous partions les soir sur des routes sombres de campagne et, tout à coup cette musique semblait surgir de nulle part (…) quelqu’un se mettait à jouer de la guitare comme BB KING, un homme et une femme chantaient.(…)
Ce son là, ce côté blues(…) C’est à la tombée de la nuit, sur les petites routes secondaires hantées de l’Arkansas, lorsque les chats huants sortent en ululant, que ce son se mêla à mon sang ».
La plupart des morceaux de l’album Kind of Blue sont devenus des classiques du jazz (So what, All blues), et sont référents pour l’apprentissage de l’improvisation tonale et modale, pour des reprises et des remixes. La notion d’espace et le côté contemplatif sont deux faces possibles d’une des multiples lectures de l’album. C’est l’album de jazz le plus célèbre de l’histoire de la musique, et c’est aussi un disque idéal pour l’entreprise de séduction.
« Le solo de Miles sur So What est un des plus beaux de tous les temps ». George RUSSELL
Autour de Miles DAVIS, les musiciens du groupe sont : Paul CHAMBERS, à la contrebasse, Jimmy COBB à la batterie, Bill EVANS et Winton KELLY au piano, Cannonball ADDERLEY et John COLTRANE aux saxophones alto et ténor.
Comme souvent pour les séances d’enregistrements de jazz, les musiciens commencent par un blues pour se chauffer, cette fois, ce sera le thème Freddie the Freeloader. Dont le titre Freddie le parasite est le surnom d’un homme à tout faire de Miles, Freddie TOLBERT. Voici ce que Miles dit à propos du pianiste Winton KELLY : « Il savait jouer derrière le soliste comme un enfoiré ».
D’après Bill EVANS, certaines directives de Miles survenaient alors que la bande d’enregistrement tournait déjà. « La première version intégrale de chaque morceau est celle qui figure sur le disque.(…) Je crois que c’est ce qui en fait la réelle fraicheur ». Bill EVANS
Le morceau So What a auparavant quelques fois été joué par les musiciens, l'introduction est sans doute écrite par Gil EVANS. Sooo What (et alors) est une expression que Miles emploie fréquemment lorsqu’il est en colère. All Blues a aussi été remanié par Gil EVANS, même si c’est Miles qui a l’idée du tempo à 3/4. Blue in Green est écrit par Bill EVANS, qui arrangera aussi la structure des changements d’accords du morceau Flamenco Sketches.
Miles revendique la paternité de l’album, même si on peut prétendre aujourd’hui qu’il a été composé par Miles DAVIS et Bill EVANS. Miles a réellement arnaqué Evans, qui na jamais touché que 25 dollars de droits sur l’album. « Je n’ai pas écrit la musique de Kind of Blue mais simplement apporté des ébauches de ce que chacun devait jouer, parce que je voulais beaucoup de spontanéité ».
Bill EVANS impose son style harmonique dans tout l’album, mais les solos des musiciens sont intimement enracinés dans le monde du blues. A cette époque, Miles donne encore quelques indications sibiylines à ces musiciens, voici ce que dit le saxophoniste Cannonball ADDERLEY de cette période : « En vérité, Miles disait à tout le monde ce qu’il ne fallait pas faire ».
Après l’enregistrement de l’album, le groupe tourne avec le pianiste Winton KELLY, de New York au Birdland, à San Francisco au Blackhawk, c’est partout plein à craquer. 1959 est une très bonne année pour Miles. Même si Bill EVANS et John COLTRANE ont quittés le groupe, l’album est un succès total. Comme toujours en pareil cas, les stars se pressent aux concerts, Ava GARDNER est une fan assidue, elle devient amie avec Miles.
Le monde du jazz suit son cours, en juillet 1959, la chanteuse Billie HOLIDAY meurt, piégée par la drogue, et par son mari qui la lui fournissait. Comme Charlie PARKER, elle meurt de faiblesse des suites d’une pneumonie. Peu de chanteuses incarnent aussi bien le blues qu’elle, et Miles est très affecté.
Paradoxe, Kind of Blue est succès mondial, mais dans les concerts joués après la sortie de l’album, Bill EVANS, Cannonball ADDERLEY et John COLTRANE ne sont plus là. L’absence de ce dernier est de plus en plus difficile à combler, une touche de modernité s’en est allée et pour forme strictement musicale du quintet, Miles va un peu se répéter. En fait il est monté si haut avec COLTRANE que la descente est longue. Le saxophoniste Hank MOBLEY en fera les frais.
Cependant, sur scène, dans les groupes qui suivront, avec les saxophonistes Sonny STITT et Sonny ROLLINS, Miles DAVIS, même s’il peine à renouveler la forme et le fond de sa musique, joue excellemment, il pousse tous ses musiciens à fond et le public est émerveillé.
Kind of Blue est l’Album de jazz par excellence, l’esprit modal de l’harmonie, la limpidité des thèmes, et la beauté des sons ont avec beaucoup de bonheur, de simplicité et de sensibilité ouvert le jazz vers des horizons jusque là jamais atteints.
1959, BRUTALITES POLICIERES SUR LA PERSONNE DE MILES DAVIS
1959 est donc une très bonne année pour Miles jusqu’au jour où, il est lui-même victime de brutalités policières. En sortant du club le Birdland à New York, ou il raccompagne une amie blanche, et ou il est à l’affiche, un flic blanc le prend de haut et lui demande de « dégager », il refuse, un autre flic blanc surgit, et frappe Miles au visage, il passe la nuit au poste. Le lendemain, quand il sort de prison la tête complètement ensanglantée, une photo est prise, qui fait le tour du monde dans les journaux. Malgré tout, sa carte de musicien lui est retirée par la police pendant deux jours.
Trois mois plus tard et après plusieurs tentatives de manipulations de la police et des avocats de la police, l’arrestation est jugée illégale et les charges retenues à l'encontre de Miles DAVIS sont abandonnées. Ceci se passe avant l’élargissement du mouvement des droits civiques.
Fin septembre 1959, après de multiples concerts, l’altiste Cannonball ADDERLEY quitte le sextet. Miles commence à sentir la difficulté de retenir des musiciens aussi talentueux sous son aile. Même s’il les paye très bien, il gagne beaucoup plus d’argent qu’eux, et musicalement, il est légitime que des musiciens de jazz ayant un tel talent désirent travailler sur leurs propres compositions et sur leurs propres projets. La valse des musiciens commence.
FIN 1959, SKETCHES OF SPAIN
Miles écoute de son côté le concerto d’Aranjuez, et il tombe amoureux de la composition, qu’il propose à Gil EVANS d’écouter, puis d’arranger pour un big band de jazz, c’est l’album Sketches of Spain. Miles est très inspiré par le flamenco et les lignes mélodiques arabo-andalouses qu’il découvre, il décide de travailler aussi sur une Saeta, chant traditionnel et religieux typiquement Arabo Andalou et dans un esprit proche du Flamenco.
Gil EVANS doit travailler longuement sur la transcription et les arrangements et finalement il propose un orchestre hybride, avec des musiciens classiques et des musiciens de jazz. Les musiciens doivent être capables de sentir les respirations, l’after beat et les ghost notes dans la partition. Ils doivent aussi jouer avec la batterie et les rythmes ternaires de Jimmy COBB, mais aussi avec les percussions de Elvin JONES, presque africaines et inspirées des fanfares de East Saint Louis.
Miles est toujours très critique avec les musiciens classiques parce que la plupart du temps, ils ne savent pas improviser, et ils ne jouent strictement que ce qui est écrit devant eux. Ou alors, s’ils improvisent, ils ont énormément de difficulté à entendre l’after beat. Même pour Miles, il est presque impossible de lire et d’écouter en même temps la musique. Pour avoir du recul et une vision d’ensemble, Miles doit jouer en lisant sa partition de Sketches of Spain, et l’écouter plusieurs fois sans la jouer avant de l’appréhender correctement.
La plupart des musiciens de jazz n’ont pas aimé l’album, paradoxalement c’est le morceau Song of our Country, qui sort en 1970 sur l’album DIRECTION , qui avec le temps sonne le mieux.
Miles raconte l’anecdote d’un vieux toréro à la retraite ; ému par le disque qu’il écoutait pour la première fois, ce toréro espagnol s’est habillé de pied en cap et est allé tuer un taureau pour la dernière fois !
Avec les albums Kind of Blue et Sketches of Spain, vient pour Miles DAVIS la reconnaissance internationale et un succès considérable, il devient célèbre et « people », dans le monde entier, auprès du grand public, et des afficionados du jazz. 1959, est l’année du décès de Sydney BECHET, que Miles passe sous silence dans sa biographie, BECHET a toujours été très critique vis-à-vis du Be Bop…
1960, PLUSIEURS TOURNEES, LONDRES
NEW YORK, LE DEBUT DU FREE JAZZ
Début 1960, Miles et son groupe sont embauchés par le manager Norman GRANZ pour une longue tournée Européenne. La star de la tournée est aussi John COLTRANE, qui heurte souvent la sensibilité du public, avec ses longs solos, mais qui multiplie les idées musicales sur So What et joue à une vitesse incroyable. Les albums live de l’année 1960, enregistrés à Paris et à Stockholm, démontrent le niveau d’excellence atteint par le quintet. En 1959, COLTRANE a sorti un album très important, c’est Giant Steps et pendant cette tournée Miles offre à John COLTRANE un saxophone soprano.
Cependant de retour aux Etats Unis en mai, ce dernier quitte à nouveau le groupe, essentiellement parce qu’il en a marre de jouer toujours les mêmes standards, comme One Day my Prince Will Come, et qu’il désire voler de ses propres ailes. COLTRANE va pourtant s’affirmer au saxophone soprano en immortalisant le thème My Funny Valentine…
Miles embauche alors le saxophoniste ténor Jimmy HEATH, pour remplacer Cannonball ADDERLEY, puis Sonny STITT, joueur de saxophones alto et ténor. Le groupe joue ensuite à Londres, dans des salles accueillant jusqu’à huit milles personnes. Comme d’habitude avec les célébrités, Miles se fait démonter par la presse Anglaise, même si la tournée se poursuit brillamment en Suède et à Paris.
A New York, l’arrivée du saxophoniste Ornette COLEMAN, et du trompettiste Don CHERRY, révolutionne et désordonne le monde du jazz. Miles trouve Ornette sympathique mais critique sa position de musicien qui, sous prétexte de Free Jazz lui permet de jouer de la trompette et du violon sans maîtriser ces instruments.
Dans ces années là, Miles DAVIS ne comprend et n’apprécie visiblement pas le feeling et le climax destructuré et hors forme de la musique d’Ornette COLEMAN, il est aussi très critique vis-à-vis du trompettiste Don CHERRY.
Dans la musique de Free Jazz, il y a de grandes différences stylistiques entre les musiciens, John COLTRANE est à des années lumière de l’Art Ensemble of Chicago. Anthony BRAXTON est loin de Charlie MINGUS, etc…
Mais le Free Jazz participe aussi, et parfois d’une manière plus revendicative que l’attitude et la musique de Miles, au mouvement d’émancipation de plus en plus déterminé de la communauté afro américaine. La radicalisation du mouvement des Black Panthers répond à la violence raciste du sud des Etats Unis et à la lenteur de la promulgation des lois et des droits civiques accordés à la population noire. Par son rejet du free, de la New Thing, Miles se met à dos une partie des musiciens de ce courant.
Le Free se présente à contre courant du Hard Bop et comme un rejet de toute culture et de toute hégémonie liée à la musique occidentale, le slogan artistique et le cri d’alarme de la communauté du free, peut se résumer au révolutionnaire We Insist.
Miles fait une musique extraordinaire, mais son ancrage dans une certaine tradition du jazz, et dans un travail rigoureux de recherche modale l’éloigne de la New Thing.
Les musiciens de Free Jazz, dans une attitude de rejet ou de méconnaissance vis-à-vis de l’histoire de la musique et du jazz, sont plus portés vers leur intuition, ils délaissent virtuosité et théorie, mais restent très attachés à l’expression. Pour encore préciser les choses, Miles et ses musiciens se définissent dans un concept de Controlled Freedom, de liberté contrôlée, le pianiste Bill EVANS est lui positionné dans un jeu d’écoute et d’interaction appelée Interplay.
Dans son quintet, Miles remplace Sonny STITT par Hank MOBLEY au saxophone ténor, mais Miles n’est toujours pas satisfait, la transition et la période post COLTRANE s’avèrent musicalement extrêmement complexe. Pour l’album One Day My Prince Will Come, où l’on retrouve le producteur Téo MACERO, le re-recording est adopté pour la réalisation des disques. John COLTRANE et Philly Joe JONES font aussi quelques prises. Leur participation donne un coup de fouet à la production artistique plutôt commerciale de cet album du label COLUMBIA. A partir de cet album, les femmes et amies afro américaines de Miles commencent à figurer sur les pochettes des disques.
Miles se marie avec Frances TAYLOR le 21 décembre 1960.
Miles est très affecté par les problèmes qui détruisent Max ROACH, once upon a time, l’usage de l’héroïne et de l’alcool rendent malade et dépendant ce fabuleux batteur.
1961, ELU MEILLEUR TROMPETTISTE ET MEILLEUR COMBO PAR LE MAGAZINE DOWN BEAT
Miles est la star du jazz de l’année 1961, et c’est John COLTRANE qui est élu meilleur saxophoniste de l’année par le magazine de jazz de référence Down Beat. Miles rentre dans le star system, de nombreuses stars du cinéma, comme Elizabeth TAYLOR ou Paul NEWMAN, viennent l’écouter au Birdland.
A New York, il fait rénover une ancienne église russe orthodoxe, transformée en maison d’habitation. Il y vit avec ses deux fils, sa fille et le fils de Frances TAYLOR, et il gagne autour de 200 000 dollars par an.
Mais il commence à souffrir sérieusement de drépanocytose, avec de très fortes douleurs dans les articulations. Il commence à boire davantage et à augmenter sa consommation de cocaïne. Cannonball ADDERLEY, John COLTRANE, Bill EVANS l’ayant quitté, il n’est pas très satisfait par la musique de son groupe de l’époque.
Miles apprend avec tristesse que Bill Evans est accroché à l’héroïne, on peut se permettre de penser que si Miles avait eu un comportement normal avec Bill EVANS, à la fois sur le plan financier, mais aussi sur le plan humain, le lourd tribut qu’EVANS a payé à l’héroïne aurait été moindre. Dans le même temps Sonny ROLLINS et Jackie Mac LEAN ont eux décrochés.
1962, 1963, NOUVEAUX GROUPES, NOUVEAUX MUSICIENS, NOUVEAUX PROJETS ARTISTIQUES,
SEVEN STEPS TO HEAVEN
Miles fonde un nouveau sextet, avec son ami JJ JOHNSON au trombone, Winton KELLY au piano, Paul CHAMBERS à la contrebasse et Jimmy COBB à la batterie, auquel vient se joindre parfois Sonny ROLLINS au saxophone ténor.
Le père de Miles DAVIS a un accident de voiture avec un train, il est très grièvement blessé, Miles en souffre et son sentiment de colère se trouve une nouvelle fois renforcé parce que ce jour là, les ambulanciers blancs refusent de transporter son père à l’hôpital, et son père doit attendre de longues heures qu’un ambulancier afro américain puisse le transporter. Le père de Miles meurt des suites de cet accident peu de temps après, en mai 1962.
Cette histoire de racisme ordinaire est encore quotidienne aux Etats Unis, c’est la même qui a coûté la vie à la chanteuse de blues Bessie SMITH, blessée lors d’un accident de voiture, et qui mourra sur une route secondaire du Mississipi en septembre 1937 parce qu’aucun hôpital tenu par des blancs n’a voulu l’admettre.
Miles DAVIS retourne jouer à New York, pour le label COLUMBIA, il enregistre l’album Quiet Nights, et une production à l’orientation artistique bossa nova, avec une production technique de Téo MACERO, que Miles critique abondamment. Les arrangements du disque sont de Gil EVANS, mais ils ne sont pas du tout satisfaits du résultat, des sessions d’enregistrements non terminées sont incluses, et le morceau Summer Night, refusé pour l’album Seven Steps to Heaven est inclus sur Quiet Nights sans leur assentiment, Miles se brouille avec le producteur Téo MACERO.
Puis il rencontre le saxophoniste ténor Wayne SHORTER lors d’une séance d’enregistrement commerciale avec le chanteur Bob DOROUGH. Pour des raisons de leadership et d’argent, Miles a de plus en plus de difficulté à tenir un groupe régulier.
Décidant de redémarrer sur des bases solides, Miles embauche le saxophoniste George COLEMAN, le contrebassiste Ron CARTER et le fantastique batteur Tony WILLIAMS. Et c’est la rencontre avec le pianiste Victor FELDMAN, et surtout avec un autre grand pianiste, Herbie HANCOCK, que Miles voit pour la première fois avec le trompettiste Donald BYRD.
En mai, ce nouveau groupe enregistre l’album Seven Steps to Heaven, dont le thème générique est le morceau phare des concerts à venir de l’année 1963. Le thème So Near So Far annonce toute le climax Moderne et modal des années 1964 à 1968.
Artistiquement, Miles est cette fois soulagé, il sent que ce groupe est très bon. D’ailleurs le quintet commence à bien sonner, et durant l’été 1963 la tournée commence. Tous ces musiciens jouent admirablement sur l’album live A Rare Home Town Appearance enregistré en juin 1963 à Saint Louis, le saxophoniste ténor George COLEMAN y apparaît beaucoup plus moderne et convainquant que Hank MOBLEY.
Les joutes rythmiques derrière les solos de George COLEMAN et de Miles DAVIS deviennent de plus en plus complexes, la pulsion rythmique se déplace entre temps faible et temps fort, l’espace s’ouvre et se libère, la sensation de flottement est parfois très forte mais c’est aussi un régal pour les oreilles. Les musiciens s’écoutent et anticipent sur le jeu.
Partout dans le monde, le succès est total, la musique est encore renouvelée, les polyrythmies et le sens aigu du tempo de Tony WILLIAMS emballent le public.
1963, NOUVELLE POLE POSITION POUR MILES DAVIS DANS LA CATEGORIE TROMPETTE
Miles est à nouveau célébré comme il se doit par la presse spécialisée. Mais dans sa vie quotidienne les rapports avec sa femme, Frances TAYLOR se dégradent, l’abus de cocaïne et d’alcool rend Miles de plus en plus irascible, violent et jaloux. Leurs enfants se rendent compte des problèmes du couple. De plus, comme une ombre gigantesque au tableau, la mère de Miles meurt au mois de mars 1963.
Dans le groupe de Miles, le saxophoniste George COLEMAN, qui ne s’entend pas avec Tony WILLIAMS, quitte le groupe au printemps de l’année 1964, et est remplacé par le saxophoniste ténor Sam RIVERS pendant l’été. Le nouveau quintet tourne au Japon, puis de retour à New York c’est le grand saxophoniste, et compositeur Wayne SHORTER qui prend la relève en septembre, l’album enregistré live à Berlin le 25 septembre est un bon reflet de cette période.
Fin 1964, aux Etats Unis les mentalités continuent à changer, et selon Miles, le public commence à se lasser du Free Jazz, et « le jazz commence à perdre de son attrait pour le grand public ». Le rock, et surtout la Soul et le Rythm and Blues des labels Motown et Stax recueillent les faveurs des jeunes, des afro américains, et des journalistes. La musique de danse prend le dessus, beaucoup de musiciens de jazz commencent à « galérer ». Le quintet de Miles marche très fort mais cette indifférence du public américain vis à vis du jazz, fait qu’il y a moins de monde dans les concerts.
Cette période de nouveau jazz qui s’annonce est toujours accompagnée par l’image Black and Proud que Miles continue à montrer. D’après le trompettiste Dizzy GILLESPIE, Miles est « super timide ». Il se cache derrière une image de dur qu’il s'est forgé durant ses années de dépendance à l’héroïne.
Sur scène, Miles refuse de saluer, de présenter les morceaux, il tourne le dos au public, il termine son dernier solo puis pose sa trompette en laissant les musiciens de son groupe seuls, il revient à la toute fin du concert et joue quelques notes, il transforme le moment de son concert et l’espace scénique, en un lieu où se joue un drame avec une prise de risque maximum pendant les solos.
Comme le souligne l’anthropologue John SWED, en parlant de lui et de l'acteur James DEAN :
« Leur attitude était perçue comme une forme de rébellion et leur malaise comme une inaptitude à s’intégrer dans la société de leur temps. (…) La branchitude incarnée ».
L’analogie avec le sport de haut niveau est réelle car les fans et les détracteurs de Miles parlent de lui et des musiciens de ses groupes comme de membres d’une équipe de sportifs de hauts niveau. Un goût immodéré pour le luxe et l'argent est malheureusement partagé avec le milieu sportif de haut niveau et pousse Miles à trop profiter du devant de la scène. Si des bruits alarmants et alarmistes ont pu courir sur lui, il revient toujours sous les feux de la rampe.
La sensibilité exacerbée qui le caractérise n’a d’égale que la fierté d’être toujours à la hauteur d’une communauté afro américaine qu’il représente au plus haut point.