DE 1954 A 1959, LE DEBUT DU HARD BOP, ASCENSEUR POUR L'ECHAFAUD, LES PRODUCTIONS DU LABEL COLUMBIA

1954

Pour changer d’environnement social et continuer à se sevrer de l’héroïne, Miles décide momentanément de s’installer dans la ville de Détroit, où « la drogue est si mauvaise qu’il lui est plus facile de décrocher ». Il y joue régulièrement en club avec le pianiste Tommy FLANAGAN et le batteur Elvin JONES.

 

ll prend pour modèle le grand boxeur afro américain Sugar Ray ROBINSON, dont l’application, le sérieux et le mode de vie sont à l’image de la nouvelle vie à laquelle il aspire.

Le jazz change, Chet BAKER est élu meilleur trompettiste pour l’année 1953, et surtout, Miles a l’occasion d’écouter jouer le jeune et excellent trompettiste Clifford BROWN.
Les concerts reprennent mais Miles a des difficultés financières, il doit payer une pension alimentaire à Irène BIRTH, qui élève seule leur enfant, et il joue moins. Cette situation va perdurer pour lui jusqu’en juin 1955.

 

1953, 1954, RETOUR A NEW YORK,
WALKIN ET LE DEBUT DU HARD BOP,
MILES DAVIS AND THE MODERN JAZZ GIANTS

 

 

 

De retour à New York, Miles renoue avec les labels et les directeurs de production. Les directeurs de maisons de disques, se rendant compte qu’il est entrain d’abandonner l’héroïne, lui font à nouveau confiance.
Pendant l’année 1953, Il sort plusieurs albums dont, Miles DAVIS Vol 2 pour Blue Note, avec entre autres le pianiste Horace SILVER et l’ingénieur du son Rudy Van GELDER, puis Miles DAVIS Quartet pour PRESTIGE.
C’est surtout avec l’album Blue Haze enregistré en partie en mai 1953, et qui sort en 1954, qu’il refait surface, avec entre autres le morceau Tune Up, même si le saxophoniste alto Eddie "Cleanhead" VINSON, revendique justement ce morceau ainsi que le thème Four, aujourd'hui deux classiques. Le jeune saxophoniste ténor John COLTRANE a fait ses débuts dans le groupe d'Eddie VINSON.

 

Puis en avril 1954, Miles enregistre l’album Walkin’, toujours pour Prestige avec JJ JOHNSON au trombone, Lucky THOMPSON au saxophone ténor, Percy HEATH à la contrebasse, Art BLAKEY à la batterie, et Horace SILVER au piano, c’est à partir de ces séances que Miles utilise fréquemment une sourdine sur sa trompette. MILES est beaucoup plus sur de lui, artistiquement il entend et sait quel type de sonorité chaque musicien possède, et peut donner en concert et en studio, le son de sa trompette est ouvert et beau.


Miles DAVIS a toujours cette habitude de jouer en dirigeant sa trompette vers le sol, ce qui lui permet de profiter d’un retour du son et de mieux s’entendre.

 

 

 

Les compositions ont une orientation be bop, blues et funky. Quelques conseils savamment prodigués par Gil Evans sont précieux.


Miles donne des indications harmoniques et de renversements d’accords de plus en plus précises à ses musiciens, au contrebassiste Percy HEATH, et surtout au pianiste Horace SILVER, même s’il exagère un peu en disant. « Je l’ai fait jouer comme Monk ».

Le tempo enlevé et l’esprit harmonique ouvert et modal de certains morceaux des albums Blue Haze et Walkin’ préfigure le jazz Hard Bop.

Rétrospectivement, l’ambiance de ces albums apparaît plus ancrée dans le blues que dans le hard bop. Le Hard Bop va réellement émerger quelques années plus tard, mais l’apparition de ce nouveau style de jazz vient historiquement s’insérer en réaction au Jazz Cool, qui lui-même s’inscrit en réaction au be bop.
L’histoire du jazz n’est pas exclusivement construite sur ces réactions, mais l’idée selon laquelle les styles sont souvent en opposition les uns envers les autres n’est pas à négliger.

 

 

Art BLAKEY et les jazz Messengers, de même que Horace SILVER, sont les leaders de ce nouveau style qu’est le Hard Bop. Ce nouveau jazz est aussi un reflet au sentiment libertaire naissant, et au réveil de la communauté noire, le Hard Bop accompagne le début de l’important mouvement des droits civiques sous l’égide de Rosa PARKS et de Martin LUTHER KING.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Miles enregistre à nouveau pour PRESTIGE durant l’été 1954, pour ces séances il embauche le batteur Kenny CLARKE dont la précision et la puissance de son jeu aux balais est aujourd’hui légendaire. En octobre 1954, Il retourne jouer au Blue Bird à Détroit, il est clean avec l’héroïne.
A cette époque, les splendides pochettes des albums Prestige sont techniquement remarquables, aussi bien sur le plan du photo montage que sur le plan graphique.

 

 

Cependant, Miles continue à prendre de la cocaïne, qu’il supporte encore sans addiction. Il décide aussi de s’entrainer dans le même gym de boxe que Sugar Ray ROBINSON, dont il essaie toujours de copier l’image et l’assurance, ce qui l’aide physiquement mais aussi mentalement pour éloigner les tentations de l’héroïne et pour gagner en concentration.

Il rencontre à nouveau Juliette GRECO, cette fois à New York, et lui fait malheureusement un numéro de musicien noir, dur, blasé et macho, qui la blesse et la choque profondément. Ce comportement froid et hostile qu’il adopte communément depuis qu’il a cessé l’héroïne, lui sert dit-il pour “ se protéger de l’hostilité du monde extérieur ”.

 

 

Le jour de noël 1954, il enregistre l’album Bags Groove, ou Miles DAVIS and the Modern Jazz Giants, chez PRESTIGE, avec le vibraphoniste Milt JACKSON, le pianiste Thélonious MONK, Percy HEATH à la contrebasse, et Kenny CLARKE à la batterie.
Sur l’album, Miles étire l’espace et reprend le concept de respiration spatiale du pianiste Ahmad JAMAL.

Miles propose un style de solos et une couleur musicale qui s’épanouit vers le blues d’une manière personnelle et pleine de sensibilité.

 

La sensibilité est à fleur de peau, affirmée, grâce au Modern Jazz Quartet, dans un style musical très pur, et justement rattaché à la musique afro-américaine. Sur cet album, Miles est cool, il est clean car il a décroché de l’héroïne qui dans les années 50, constitue un fléau dévastateur pour de nombreux musiciens de jazz, et dans tout le tissu urbain des Etats-Unis.

Pendant la séance d’enregistrement, Miles est particulièrement agressif avec Thélonious MONK, problème de style, de leadership, de drogue et de folie ?, trop d’accords joués avec trop de notes, ou incompréhension du placement rythmique joué par le pianiste, l’algarade gravée le 24 décembre 1954 est légendaire, Thélonious MONK est stoppé ou s’arrête pendant son solo sur la deuxième prise du morceau The Man I Love.

 

Avec ses productions chez PRESTIGE et chez BLUE NOTE, Miles DAVIS s’impose en revisitant et en imposant les standards de jazz, en général, lorsqu’il enregistre et arrange un thème pour ces labels, le morceau et son arrangement deviennent non seulement un standard, mais ils restent encore aujourd’hui des modèles incontournables pour l’apprentissage du jazz.

MARS 1955, DECES DE CHARLIE PARKER, 1955,
MILES AU FESTIVAL DE NEWPORT, JOHN COLTRANE,
RED GARLAND, PHILLY JOE JONES, PAUL CHAMBERS, PREMIER QUINTET DE REVE AU CAFE BOHEMIA

En 1955, Miles a des besoins d’argent pressants, il se retrouve en prison pour non paiement de pension alimentaire. Son avocat, Harold LOVETT, le fait sortir de prison et convainc Charlie MINGUS et son label Début de le faire enregistrer sur l’album Blue Moods. L’album est correct mais Miles ne l’aime pas, il qualifie méchamment les arrangements de déprimants et il critique MINGUS, qui lui en voudra toute sa vie. Les thèmes de l’album The Musin’ of Miles, qui sort aussi en 1955, sont un peu dans la même veine que les quatre morceaux de Blue Moods. Il est vrai que l’excellent contrebassiste Oscar PETTIFORD est sur Musin’ peut être plus brillant que MINGUS sur Blue Moods.

 

Le dimanche 17 juillet 1955 lors du festival de Newport, Miles fait « un carton » avec le thème Round About Midnight, composé par le pianiste et compositeur Thélonious MONK.
On retrouve ce morceau sur l’album Round About Midnight, qui sort le 18 mars 1957, et sur l’album DIRECTIONS dans la version enregistrée au Blackhawk à San Francisco le 26 avril 1961, et qui sort au début des années 70.
L'interprétation du thème Round About Midnight rend Miles très célèbre auprès des professionnels et des journalistes présents lors de ce fameux festival.

 

Miles reçoit à cette occasion de multiples propositions d’engagement, il signe son premier contrat avec le label Columbia, le manager George Avakian, et son agent Jack Whittemore. Miles se retrouve sur le même label que Erroll GARNER, Louis ARMSTRONG et Dave BRUBECK, ou encore Franck SINATRA, ou la comédie musicale My Fair Lady. Miles est malin, il négocie en même temps son entrée dans le label Columbia en commençant à enregistrer de nouvelles productions, et sa sortie du label Prestige avec lequel il est toujours sous contrat en sortant deux disques. Prestige sort des disques de Miles jusqu’en 1957, et à partir de 1956 le label Columbia prend le relais.

 

George AVAKIAN conditionne l’arrivée de Miles au sein du label Columbia, au fait que Miles DAVIS doit constituer et garder un groupe régulier. A New York, fort des succès de Birth of the Cool et de Walkin’, il monte un nouveau projet pour jouer au Café Bohémia, avec Sonny ROLLINS au saxophone ténor, Red GARLAND au piano, Philly Joe JONES à la batterie, et le contrebassiste Paul CHAMBERS, qui vient tout droit de Détroit.

L’ossature rythmique de ce groupe est très importante, car même si les solistes vont changer, elle constitue l’un des premiers groupes permanents de Miles, de plus ce triumvirat piano-basse-batterie est d’une qualité exceptionnelle.
Le saxophoniste ténor et soprano John COLTRANE, qui dans une jam session avait été mis à mal par Sonny ROLLINS, remplace ce dernier.

La transition se fait lentement, parce que Miles communique peu avec COLTRANE, qui dans le quintet joue en retrait dans un premier temps, puis qui prend une place de plus en plus importante en jouant de longs solos dans un style inimitable que Miles sent remarquablement éclore.

« Quand j’ai rejoint Miles DAVIS en 1955, j’avais beaucoup à apprendre. Je trouvais que, d’une façon générale, je manquais de musicalité(…) J’ai assez honte des premiers disques que j’ai fait avec Miles DAVIS. Pourquoi il m’a choisi, je l’ignore. Peut être qu’il a entendu dans mon jeu quelque chose dont il espérait que ça évoluerait(…) Mais il y avait tellement de conclusions musicales auxquelles je n’étais pas encore parvenu que je me sentais inadapté(…)». John COLTRANE

 

 

Au sein de cette formation exceptionnelle et historique, le pianiste Red GARLAND s’impose en choisissant avec une grande densité ses renversements d’accords à la main gauche et de plus, derrière les solistes, ses appuis rythmiques sont très solides. C’est aussi lui qui choisit les ballades que le quintet joue en concert. Miles lui demande de prendre exemple sur le jeu aérien de Ahmad JAMAL. « (…) Sa conception de l’espace, la légèreté de son touché, sa retenue, sa façon de phraser notes, accords et traits ».

 

 

John COLTRANE devient le génie du saxophone que l’on connait, il peut jouer du saxophone ténor tout en puissance, et avec une sensibilité qui n'appartient qu'à lui, la rapidité de ses traits et les variations de placements des ses phrases sont très modernes pour l'époque.
Les rapides renversements d'accords qu'il égrène sont une de ses marques de fabrique. Il va bientôt symboliser le renouveau, la puissance, et l'esprit de tout un peuple.

 

 

 

Paul CHAMBERS fait chanter et sonner sa contrebasse, il est aussi bon et précis mélodiquement que rythmiquement.
Il a beaucoup écouté les contrebassistes Jimmy BLANTON et Oscar PETTIFORD, mais aussi Slam STEWART. Sa virtuosité n’a d’égale que sa justesse, et son jeu est complètement coulé dans celui du batteur.

 

 

 

Philly Joe JONES est un batteur génial, il a un sens du tempo et une oreille fantastiques, qui lui permettent de rebondir allègrement sur les phrases de Miles.
Il développe une polyrythmie en accord avec le rythme des phrases de Miles et COLTRANE, dans ce sens il est dans la continuité du jeu de Max ROACH. Son jeu avec le rimshot sur la caisse claire est devenu légendaire.

 

 

« Je jouais de ma trompette et dirigeais le meilleur groupe du business, un groupe créatif, imaginatif, suprêmement soudé et esthétique ».

Très rapidement ce groupe se met à sonner merveilleusement et à moderniser le jazz. Les improvisations s’allongent, les solos de Coltrane deviennent des nappes de sons, Miles DAVIS propose des formes d’accords épurés, son style épouse Be Bop et blues avec toujours une belle clarté de son, il survole le quintet et pousse les musiciens à donner le meilleur d’eux-mêmes.

 

Musicalement, Miles confie pour cette époque à son biographe Quincy TROUPE, son attrait pour le phrasé de Franck SINATRA, ainsi que pour les voix de Blosson DEARIE et Shirley HORN.
La chanteuse Julie CHRISTY avec le grand orchestre de Stan KENTON, et plus récemment Helen MERRILL correspondent bien au goût de Miles pour un style de jazz qui privilégie le sens de la mélodie et la précision thématique alliés à des voix très justes et détimbrées.

 

Miles enchaine des mouvements d’une vélocité extrême, avec des passages très lents, bluesy et très sensuels, c’est le quintet de rêve que tout le monde veut écouter, et le meilleur projet qu’il ait eu depuis des années, et le public marche.

 

 

La carrière de Miles DAVIS décolle une nouvelle fois. Les clubs sont tous bondés, dans les grandes villes, de nombreuses célébrités se déplacent, Marlon BRANDO, Ava GARDNER, ou encore James DEAN et Franck SINATRA, là où joue Miles c’est "the place to be".
Au Club Bohémia Miles va côtoyer aussi un milieu plus littéraire d’artistes et d’écrivains, lors des tournées qui s’enchainent dans les villes de Détroit et de Saint Louis, son premier grand quintet prend et donne du plaisir à part égales « C’est le pied ». Le 16 novembre 1955, cette formation enregistre en une journée et dans l’urgence le très bluesy et un peu austère album The New Miles DAVIS Quintet.

 

 

L’album Round About Midnight, qui est enregistré en juin et septembre 1956, est lui réalisé avec un travail de post production très rigoureux en particulier pour le montage des meilleurs moments dans les solos. Dans le sillage du festival de Newport, et du nouveau groupe de Miles, le succès commercial de cet album, Round About Midnight, du label Columbia et du quintet, dépasse toutes les espérances des uns et des autres. Le monochrome rouge de la photo de pochette de l’album témoigne d’une production moderne et léchée et fait beaucoup pour la promotion de Miles avec son nouveau label.

Début 1956, le quintet joue sur la côte ouest des Etats Unis, et en un soir au club Jazz City de Los Angeles, il balaie le jazz West Coast d’un trait en laissant une trace indélébile sur le jazz.

 

 

 

 

 

 

 

 

1955, VIRAGE SOCIAL, CHANGEMENT DES MENTALITES

1955 est une année importante aux Etats Unis, dans les grandes villes l’évolution des mentalités commence. C’est l’année de la sortie du film La Fureur de Vivre, Martin Luther KING bouscule les idées reçues de l’establishment politique et boycotte les autobus dans l’Alabama. Pour les artistes citadins afro-américains, un esprit de liberté se dessine, Marian ANDERSON chante au Métropolitan Opéra, Arthur MITCHELL danse dans une compagnie avec des danseurs blancs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’image d’un Miles DAVIS qui sort de scène après ses solos et qui tourne le dos au public de manière ostentatoire, le propulse comme la super star incontestée auprès de la communauté afro-américaine. La rébellion est dans l’air, pour l’ensemble de cette communauté mais aussi auprès des noirs du monde entier, Miles DAVIS incarne cet esprit de révolte et de réussite, il est beau, il joue comme un fou, il n’a pas sa langue dans sa poche et son groupe est très bon.
Il gagne de plus en plus d’argent, progressivement, il négocie 300 000 dollars par ans avec le label COLUMBIA, il bascule de quatre sets à trois sets par soirées, et avec l’aide de son avocat, ils négocient des cachets aux montants plus importants dans les clubs. Il cherche à enlever au jazz son assujettissement systématique au divertissement.

Mais ses ennuis de santé persistent, il doit subir une opération sur le larynx, et pendant sa convalescence il recommence à parler trop tôt, ce qui lui casse la voix à tout jamais et lui donne ce ton rocailleux.

 

 

 

En mai 1956, Miles enregistre pour le label PRESTIGE avec son fameux quintet, dans les conditions d’enregistrement d’un set dans un club. Puis fin 1956, Miles enregistre toujours pour PRESTIGE, les morceaux My Funny Valentine, If I Were a Bell et d’autres thèmes des albums Steamin’, Cookin’, Workin’, et Relaxin’.
C’est dans Relaxin, que Miles commence à imposer ce son caractéristique de trompette bouchée avec la sourdine de la marque Harmon, il utilise une sourdine depuis 1953, et ce son devient une de ses marques de fabrique. Il en va de même pour le trompettiste Chet BAKER, avec lequel une rivalité est organisée et relayée par la presse spécialisée.

 

« En tant que musicien et artiste, j’ai toujours voulu toucher le plus de gens par ma musique. Je n’en ai jamais eu honte et je n’ai jamais pensé que la musique baptisée jazz n’était destinée qu’à un petit groupe de gens, ou devait devenir un objet de musée emprisonné dans une vitrine.(...) J’ai toujours pensé que la musique n’avait pas de frontières, pas de limites à sa croissance, à sa circulation, pas de restrictions à sa créativité, et j’ai toujours haï les catégories ».

 

En juin 1956, le grand trompettiste Clifford BROWN et Richie POWELL, le frère cadet de Bud POWELL meurent dans un accident de voiture.

Miles a toujours pensé que Clifford BROWN et lui-même représentaient la quintessence et l’idéal de la trompette jazz à cette époque.

 

 

Encore une fois, et de manière récurrente les problèmes de drogue et d’alcool ressurgissent dans le groupe de Miles. John COLTRANE, est très malade, Miles doit momentanément le remplacer dans son orchestre. Philly Joe JONES ne va pas bien du tout, et avec COLTRANE, ils sont si malades qu’ils demandent souvent à Miles de jouer des ballades, pour avoir le temps d’aller vomir, tant l’état de leur foie ne leur permet pas de tenir pendant les 45 minutes d’un set.

 

Fin 1956, Miles retourne à Paris et en Europe dans un All Stars comprenant notamment le saxophoniste ténor Lester YOUNG, le pianiste René URTREGER, le contrebassiste Pierre MICHELOT et le batteur Christian GARROS.


C’est aussi à Paris que Miles rencontre Bud POWELL, qui s’est installé, il est encore sous l’effet des électrochocs et de l’alcool, et n’est plus que l’ombre de lui même.

 

 

De retour à New York Miles est de plus en plus riche, il joue à nouveau dans les clubs et augmente ses tarifs de mille deux cent cinquante dollars, à deux mille cinq cent dollars par semaine ! A New York, Il a également une liaison avec une célèbre animatrice de radio, Jean BACH.

 

Le 28 avril 1957, pour des problèmes liés à la drogue, mais aussi à une certaine forme de maturité musicale et de leadership que Miles tient à étroitement contrôler, il se sépare à nouveau de John COLTRANE qui parfois s’endort sur scène, de Philly Joe JONES qu’il doit éloigner du bar des clubs, et il reprend Sonny ROLLINS au saxophone ténor et Art TAYLOR à la batterie. Miles est partagé, il sait que ce nouveau quintet va moins bien sonner que le précédent, mais Joe JONES et COLTRANE sont trop mal en point, même si ce dernier retrouve tout de suite un emploi auprès du pianiste Thélonious MONK.

MAI 1957, MILES AHEAD ET GIL EVANS,
PARIS, ASCENSEUR POUR L’ECHAFAUD

 

 

En mai 1957, Miles reprend le chemin des studios et enregistre l’album Miles Ahead, issu d’une collaboration avec l’arrangeur Gil Evans, et d’une production financière du label Columbia. Il se retrouve en position de super soliste. Le financier du label, George AVAKIAN tente de défendre un concept un peu fumeux du Third Stream, initié par le compositeur et corniste Gunther SCHULLER. L’idée est de proposer un troisième courant, un concept musical entre le jazz et la musique classique. Cette idée permet à la fois de faire la promotion de l’album Miles Ahead, et de relancer l’album Birth of the Cool.

Le compositeur de musiques de films Lalo SCHIFRIN est peut être celui qui a le plus réussi ce mariage de désamour entre la musique de jazz et la musique classique.

 

Miles Ahead, c’est du Jazz Cool, et du blues mais plus aérien et limpide que Birth of the Cool, et dans lequel les parties de solos sont exclusivement confiées à Miles DAVIS, ce qui fait fla force mais aussi la faiblesse de l’idée, tout au moins par rapport à l’album Birth of the Cool, dans lequel les solistes se succèdent avec brio.

Cependant la beauté des arrangements de Gil EVANS fait penser à de la musique de jazz savamment tintée de sonorités classiques.

 

 

Miles joue du flugelhorn, du bugle, ce qui adoucit la brillance des parties musicales où il joue en solo. Au cour d’une séance, le pianiste Jamaïcain Winton KELLY, que l’on retrouvera en 1959 participe à l’album. Dans la version finale de l'album, il y a peu de piano, et il n’y a pas non plus de silences entre les morceaux, qui sont enchaînés par de courtes transitions orchestrales.

L’album est très bon, il plaît beaucoup à Miles et c’est un succès commercial immense, surtout en Europe, Miles et la musique de jazz ont rendez vous avec la célébrité. Une fois de plus, la nouveauté des arrangements de Gil EVANS est telle que son influence pour la musique jouées dans les Big Bands devient sans pareille, la palette de couleurs et le son des sections d’instruments à vent deviennent un fois de plus référents pour toute la musique orchestrale de jazz qui suivra.

 

En octobre 1956, Miles forme un nouveau quartet avec Paul CHAMBERS à la contrebasse, Philly Joe JONES à la batterie, Tommy FLANAGAN au piano, et au saxophone alto le très talentueux Julian Cannonball ADDERLEY.
Ce dernier a beaucoup écouté Charlie PARKER, et Johnny HODGES, et il se fait connaître à New York en faisant un bœuf mémorable avec le contrebassiste Oscar PETIFORD. Avec John COLTRANE, ils sont aussi influencés par le lyrisme et la puissance de l’altiste Earl BOSTIC.

 

 

Grâce à Jeannette Urtreger, la soeur de René Urtreger, proposition est faite à Miles Davis de créer et d'enregistrer la BO du film Ascenseur pour l'échafaud.

La sensibilité et le sens du blues qui imprègnent la BO de ce film, sont incroyables de force et de beauté. La justesse du choix des notes et la qualité d’interprétation de Miles sont exceptionnels. La présence de René Urtreger au participe de la réussite de cette BO, dont l'étirement des lignes préfigure toute la modernité du jazz à venir.

Cette musique est en grande partie improvisée sous la direction de Miles, on y entend autant l’esprit du Jazz Cool qu’une notion d’espace et d’improvisation sur un seul motif et sur un seul accord. On retrouvera plus tard cette idée dans l’album Kind of Blue.
L’enregistrement est bouclé en trois heures. L’absence de piano sur certaines plages évite à Miles de se référer trop explicitement à des thèmes et des grilles d’accords déjà existants, et permet une expressivité et un contraste évident sur certaines scènes.

 

Louis MALLE va proposer à Miles de faire la musique de son film suivant, les Amants, mais Miles est un peu trop gourmand, il propose un enregistrement à New York avec une vingtaine de musiciens, et la production du film décline l’offre.

 

 

Dans le laps de temps où il se trouve à Paris, Miles joue au Club Saint Germain avec le batteur Kenny CLARKE, Pierre MICHELOT à la contrebasse, Barney WILLEN au saxophone ténor, et René URTREGER au piano, le club est toujours plein à craquer.
Ce groupe tourne dans toute l’Europe sous l’égide du producteur Marcel ROMANO, et il existe un disque pirate très intéressant enregistré à Amsterdam qui est un bon reflet de cette époque. René URTREGER y est très bon dans son solo du standard Walkin’.

 

De retour à New York en décembre, Miles reprend le pianiste Red GARLAND, toujours plus lyrique, et va voir jouer le quartet du pianiste Thelonious MONK.
John
COLTRANE est au saxophone ténor, il est excellent, il a beaucoup développé son sens de l’harmonie au contact très enrichissant de MONK, il continue à jouer des accords à toute vitesse en les renversant dans tous les sens et il est plus lyrique et poignant que jamais sur les tempos lents. De plus, COLTRANE est clean, il a fait cold turkey quelques mois auparavant. Miles regrette un peu de s’être séparé de lui, et de l’avoir frappé, mais il le débauche de l’orchestre de Thelonious MONK.

 

En mars 1956, Paul CHAMBERS et John COLTRANE enregistrent l’album Paul CHAMBERS quartet on the Jazz West, l’album ressortira chez Blue Note sous le nom de High Step. L’intensité de jeu qui se dégage des thèmes et des standards enregistrés, comme Dexterity, Stablemates et Easy to Love, préfigure de manière éblouissante tout le Hard Bop et le Jazz Moderne qui suivra. Miles reprend Cannonball ADDERLEY au saxophone alto, il est toujours attaché au purisme et la tradition du blues et de la musique afro américaine incarné par ce formidable et digne héritier de Charlie PARKER.

 

Le quintet évolue vers un sextet, pour Miles de grandes choses se préparent.

NOUVEAUX TEMPS, NOUVELLES MUSIQUES, MILESTONES, CANNONBALL ADDERLEY, JOHN COLTRANE, BILL EVANS,
LE JAZZ MODERNE

 

En décembre 1957, Miles entend de nouvelles formes et de nouveaux sons, il les a dans la tête et dans son imagination. Il veut encore changer et faire progresser sa musique, lui donner un côté plus libre, plus modal. Il pense que dans la forme traditionnelle du quartet de jazz, et hormis dans la notion d’espace, peu de choses ont changées depuis Louis Armstrong et surtout depuis le Be Bop, initié par Thélonious MONK, Dizzy GILLESPIE et Charlie PARKER. Il souhaite demander aux musiciens de prendre plus de risques, et de s’exposer à une écoute réactive aux diverses sollicitations harmoniques et sonores qu’ils ressentent. Il leur demande également d’anticiper plus dans leur phrasé et leur jeu, d’être plus réactif.

L’arrivée de Cannonball ADDERLEY dans le groupe de Miles DAVIS contribue toujours à mettre le blues en avant dans les solis et les compositions. Les couleurs modales, commencent à apparaître dans son jeu de trompette, dans son style d’écriture et d’arrangement, et elles sont de plus en plus prégnantes dans le jeu de saxophone ténor de John COLTRANE, qui à lui seul prend la plus grande part dans le renouveau du jazz.

John COLTRANE est en avance sur son temps, il travaille de manière acharnée et se trouve dans un démarche de chercheur. Il place la barre de plus en plus haut, en jouant systématiquement des superpositions et des superstructures d’accords. Il phrase de plus en plus vite, et en construisant des motifs ascendants qui sont parfois inspirés de phrases jouées par les harpistes. A Chicago, les premiers concerts du quintet marchent formidablement, il y a un petit temps d’adaptation pour Cannonball ADDERLEY, puis les choses avancent très vite, le son du groupe « s’épaissit », les deux saxophonistes font merveille.

 

En avril 1958, avec ce quintet, Miles enregistre Milestones, son premier album qui repose sur un système harmonique modal, pour le label COLUMBIA.
Le champ d’écriture et d’improvisation bascule d’une forme tonale à une forme modale.

Dès 1956, avec l’apport de Julian Cannonball ADDERLEY, et de John COLTRANE sur l’album Round About Midnight, puis en 1958 sur l’album Milestones, une maturité stylistique moderne qui s’impose.

 

 

Certains morceaux et surtout certains solos de John COLTRANE préfigurent une style de jazz moderne et modal qui va perdurer longtemps dans la musique de Miles DAVIS.

 

 

 

Le son du piano disparait de plus en plus souvent pendant les solos, qui deviennent beaucoup longs et plus denses. Les accords issus de familles harmoniques modales sont égrenés très rapidement par les solistes, l’impression musicale fait qu’on se trouve à un confluent entre le climax du Hard Bop et celui du Jazz Moderne.
Un paradoxe réside sur le fait que Miles, avec l’album Milestones, entame une période de recherche de nouveauté et d’expérimentation musicale, et que dans le même temps, il affiche un mode de vie de plus en plus ostentatoire et luxueux, il ne corrobore pas le moins du monde l’adage selon lequel lorsqu’on propose un projet expérimental on est payé en monnaie expérimentale !

 

 

Seul point noir au tableau, Red GARLAND, excédé de jouer de moins en moins et de faire peu de solos sur l’album, quitte la séance d’enregistrement et par là même le quintet. Fin 58, les problèmes d’addiction à l’héroïne du pianiste font que Miles l’a déjà remplacé lors de quelques sets à Philadelphie.

 

« (…) Jouer sans piano libère la musique. J’ai découvert alors que parfois le piano se mettait en travers de votre chemin.(…) C’était comme descendre une rue par une journée lumineuse, ensoleillée, avec rien ni personne sur votre chemin ».

 

Voici ce qu’explique le merveilleux et futur pianiste du groupe, Winton KELLY : « Chaque nouveau pianiste était complètement paumé parce que Miles lui disait tantôt de jouer tantôt de ne pas jouer ».

 

 

Toujours en 1958, et de manière exceptionnelle, Miles joue en tant que sideman de luxe sur le splendide album de Cannonball ADDERLEY, Somethin’ Else.

Le résultat est simplement génial, même si l’impression est celle d’un album de Miles.

 

 

 

 

 

 

BILL EVANS ET STELLA BY STARLIGHT

 

Suivant les conseils du compositeur, musicien et théoricien de la musique George RUSSELL, Miles embauche le pianiste Bill EVANS pour remplacer Red GARLAND. Bill EVANS sort de deux universités musicales, et même s’il apprécie particulièrement le groove du pianiste Nat King COLE, son style est fluide, empreint de musique classique, tout en précision et en limpidité. Il joue d’une manière dépourvue d’agressivité, et il anticipe souvent sur le rythme à venir, comme pour Miles, les notes et les accords qu’il joue chevauchent les structures harmoniques habituelles. Le compositeur et théoricien George RUSSELL influence considérablement le côté modal de Bill EVANS.

« La musique modale, c'est sept notes à partir de chaque gamme, chaque note. Une gamme par note, une mineure ».

 

 

Bill EVANS fait écouter à Miles le Concerto en Sol de Maurice RAVEL, ils écoutent aussi la musique modale des compositeurs Aram KHATCHATURIAN et Serguei RACHAMANINOV. Miles DAVIS et Bill EVANS, cherchent de nouveaux chemins harmoniques. Ils travaillent sur un concept de musique modale qui leur permet de varier les mélodies et l’esprit des solos.

Dans la musique modale, les morceaux sont organisés autour d’un mode, d'une gamme, et non autour d’un accord.

Pour un soliste, la difficulté réside dans l’organisation du solo et surtout de sa partie finale, qui ne repose plus sur une résolution. Pour le pianiste, on a l’impression que le même accord est joué et décliné en suspension avec un choix de renversements sur de longues parties de la structure des morceaux.

Les accords mineurs sont ouverts sur de nouvelles gammes, comme les pentatoniques, mais ils sont aussi joués dans un mode phrygien, sur le 3ème degré plutôt que sur le second, par exemple Miles sur un accord de Fa dièse mineur 7 improvise sur la gamme de RE majeur et non sur celle de Mi Majeur. Les accords de quartes et les mouvements de paralléllsme dynamisent aussi les solos.

 

 

En mai 1958, le sextet de Miles avec Bill EVANS enregistre une session historique qui sort également sous le nom de '58’ Sessions Featuring Stella by Starlight. Les enregistrements en studio de cet album sont en nette évolution pour le côté modal de l’harmonie, et qui plus est Miles est vraiment génial dans son jeu, rythmiquement et dans le son. Joe JONES a de sérieux problèmes avec l’alcool, le batteur Jimmy COBB le remplace sur certains morceaux. COBB a un jeu plus classique que celui de Joe JONES, mais il sait très bien se positionner et s’effacer derrière les solistes. La régularité de son tempo est aussi bonne que celle des batteurs Art BLAKEY ou Gene KRUPA qui sont ses sources d’inspiration. Le quintet tourne beaucoup entre mai et novembre 1958. L’album Miles DAVIS Jazz at the Plazza Vol 1 enregistré le 9 septembre 1958, est un bon reflet des concerts.

Puis toujours pour le label Columbia, Miles est invité pour une séance commerciale en grand orchestre avec Michel LEGRAND.

 

 

 

Bill EVANS, est fatigué par la fréquence des concerts. Assez vite lassé des blagues douteuses et des brimades de Miles à son encontre et il doit faire face de manière récurrente à des réflexions racistes dans les clubs, aussi bien de la part des musiciens que du public. Il quitte le quintet en novembre 58 pour continuer à voler de ses propres ailes. Il est remplacé par Red GARLAND puis par l’excellent pianiste Jamaïquain Winton KELLY, que Miles débauche de l’orchestre de Dizzy GILLESPIE.

FRANCES TAYLOR, LA VIE D’ARTISTE

Miles file le parfait amour avec la danseuse Frances TAYLOR, rencontrée quatre ans plus tôt en Californie. Frances TAYLOR danse dans le spectacle de Sammy DAVIS JUNIOR, Mr WONDERFUL, et est la star afro américaine de la comédie musicale West Side story. Miles se montre jaloux et possessif avec elle, voire violent quand Quincy JONES commence à lui faire des cadeaux. Il refuse son investissement dans la version filmée de West Side Story, il pense que sa beauté va lui échapper s’il la laisse mener normalement une carrière de danseuse internationale.

 

L’égoïsme de Miles DAVIS transparait ici de manière flagrante. Même s’il lui propose un mode de vie luxueux, il ne veut pas que Frances TAYLOR le quitte, alors que lui même enchaine enregistrements, disques et tournées. Miles prend un temps le dessus dans le couple, jusqu’à ce qu’ils décident de se marier.

L’activité artistique nécessite souvent le fait de se retrouver seul, ou dans un environnement isolé pour développer et créer ses propres idées. L’apparentement d’un certain égoïsme avec le fonctionnement même d’une activité artistique se trouve de ce fait renforcé. Une des difficiles problèmes à résoudre est sans doute le suivant, comment concilier une vie de famille cohérente dans un couple dont les membres ont chacun leur propre activité artistique. Le poids de l’environnement lié à chacune de ses disciplines étant considérable.
De plus, Miles DAVIS et Frances TAYLOR sont riches, ils évoluent dans un milieu ou les mentalités sont décalées par rapport à leur temps. Il sont à la fois en avance, décontractés, et liés à l’aisance et aux facilités que leur procure l’argent. L’image qu’ils montrent autour d’eux est celle d’une bourgeoisie afro américaine qui travaille dur, installée et montante, respectueuse du passé, mais désireuse de s’émanciper de l’establishment blanc.

Dans le milieu du jazz des années 60, les chanteuses sont présentes, mais c’est le plus souvent un milieu d’hommes, plutôt macho, même si la sensibilité à fleur de peau ressentie par les auditeurs lors de l’écoute d’un solo peut faire chavirer les cœurs. Dans le milieu de la danse, les corps sont mis en avant, la sensualité est présente au plus au point, comme d’ailleurs la force et la beauté des danseurs et danseuses.

La sensibilité propre à chaque discipline artistique fait que les rencontres professionnelles sont propices à des rapprochements de goûts, d’idées et d’affinités. L’éloignement prolongé des deux membres d’un couple est lui aussi susceptible de provoquer d’autres rencontres. Les multiples tournées que fait Miles avec son groupe finissent ainsi par présenter une difficulté majeure pour la stabilité du couple.

 

« L’important c’est d’être cool », dit Dexter GORDON dans le film Round About Midnight de Bertrand TAVERNIER, l’important pour Miles c’est aussi d’être hype et branché, de donner de lui même la meilleure image possible, de pouvoir parader avec une très belle femme et avec une très belle voiture.
Miles a aussi très vite compris que dans n’importe quel milieu professionnel, l’apparence physique et l’étalage de richesse permettent de prétendre à des émoluments substantiels. La réalité est similaire lorsque Miles s’habille de manière chic et voyante pour épater la gente féminine.